Ode à la Tunisie d’Antan

Cet article publié peu avant la Première Guerre mondiale, est un ode à la beauté de la Tunisie et à son passé antique… mâtiné de préjugés coloniaux sur ses habitants qu’il faut remettre dans leur contexte historique (ce qui ne les rend pas plus acceptable par ailleurs).

Tunisie d'antan

Quel lecteur de l’Odyssée ne se souvient-il pas de cette île merveilleuse que le vieux poète appelle île des Lotophages ? Le climat y est serein et doux, l’aspect harmonieux et berceur. L’étranger qui y aborde doit se garder de toucher aux fruits du sol, car le goût délicieux lui en inspirerait l’oubli irrémédiable de sa patrie.

Cette île des Lotophages, qui s’appelle de son vrai nom île de Djerba, est en Tunisie, près de Gabès et la légende homérique qui la concerne peut symboliser, encore aujourd’hui, l’impression générale de charme et d’ensorcellement que produit ce pays africain.

Le voyageur qui s’embarque la nuit à Marseille se réveille le surlendemain devant une terre qui satisfait à toutes ses aspirations de nouveauté, à tous ses rêves d’exotisme. On dirait que l’évocation téméraire de la Chimère, dans la tentation de Saint-Antoine, lorsqu’elle souhaite des pays nouveaux, des fleurs plus larges, des désirs inéprouvés – un voyage en Tunisie peut la réaliser.

C’est d’abord la mollesse insinuante du climat, ce philtre de douceur qui est répandu sur tout le continent africain ; puis cette variété étrange de la couleur et cette lumière transparente et chaude que les grands écrivains descriptifs depuis Fromentin, dans ses voyages au Sahara et au Sahel, et jusqu’à Maupassant, dans La Vie errante, ont essayé de fixer.

En plus cette Tunisie aux mille attraits offre deux sources particulières d’intérêt : le souvenir partout présent de l’antiquité classique et l’étrangeté de la race qui la peuple.

Le passé phénicien, et surtout la civilisation romaine, a laissé partout, à Sousse comme à El-Djem, à Carthage comme à Dougga, des grands souvenirs et de belles ruines qui, seules, voudraient un pèlerinage.

Amphithéâtre d’El-Djem, Tunisie

Pour contempler cette mer lumineuse qui s’ouvre sur la glorieuse Carthage, pour monter sur la colline de Byrsa où fut élevé le bûcher de Didon, pour voir Dougga, la Pompei africaine, pour visiter enfin les catacombes de Sousse ou ce grandiose amphithéâtre d’El-Djem, le plus beau peut-être de tous ceux qui nous ont été conservés, on franchirait déjà volontiers la Méditerranée.

Puis, le pittoresque et l’étrangeté des populations arabes, l’aspect de cette race si lointaine de nous par la religion, par les idées, par les habitudes, ajoute encore un nouvel élément d’intérêt.

Toute notre conception de l’amour, de la beauté, de la famille, toute notre table des valeurs morales, religieuses et intellectuelles est renversée par la vie et les mœurs de ces hommes frustes et pourtant raffinés, musclés et toutefois nonchalants, et de ces femmes aux visages voilés, aux yeux nostalgiques et alanguis, que nous voyons peupler d’une vie intense et secrète les marchés de Tunis et de Sfax et que nous regardons glisser comme des fantômes dans la belle ville de Kairouan aux minarets blancs – cette ville sainte qui est comme le cœur mystique de l’Afrique musulmane.

Oasis, TunisieLes types divers de la race arabe mariés aux aspects imprévus et innombrables du paysage africain font varier à chaque pas les impressions du voyageur. A Tunis, c’est l’orgie des couleurs, les souks grouillants où s’amassent les objets bariolés et barbares de l’industrie arabe. A Kairouan, c’est le morne acheminement des pélerins au milieu de la blancheur immaculée des mosquées qui parraissent se fondre sous la papiltation ardente de la lumière. Puis voilà Sousse, aux murailles crénelées, aux métropoles antiques, et Sfax entourée d’oliviers et Gafsa avec sa belle oasis dominée par les montagnes.

Plus loin, on s’approche du paysage saharien avec l’étendue de sable de Djerd et de Nefzoua, avec Gabès surtout d’où les excursions enchanteresses dans le désert s’ouvrent nombreuses. Tout est curieux et inattendu autour de Gabès, depuis les villages des Troglodytes creusés sur le roc ou les maisons sont des fosses, où la vie se passe obscure, souterraine – et jusqu’à Médénine, la ville morte, et Djerba, l’île des enchantements toute enterrée dans la verdure, toute peuplée de minarets minuscules, des mosquées de poupées, créées dirait-on, pour la religion d’un peuple enfant.

Ajoutez enfin à tout cela, le puissant intérêt qu’inspirent les progrès de la colonisation française, cette patiente et gigantesque transformation du pays sous l’activité gauloise, ces terres qui se défrichent, ces mines qui livrent leurs richesses enfouies, ces ports de Tunis, de Bizerte, de Sousse, de Sfax qui suffisent à peine au développement grandissant du commerce, – toute cette initiative française qui est en train d’imprimer un nouvelle essor et de donner de nouvelles destinées à la vieille terre libyque.

Tunisie

Et l’on peut dire sans exagération qu’en allant en Tunisie, on suscite devant soi la vision d’un monde nouveau où viennent se réunir tous les intérêts et s’accorder tous les enchantements.

 Nicolas Ségur, « La Tunisie »,
Agenda PLM 1913

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