Amsterdam, de feu et d’eau
Pour un puritain, de quelque obédience qu’il soit, l’Amsterdam d’aujourd’hui doit apparaître comme une sorte de Pandémonium – la mythique capitale de l’Enfer. La bière y coule à flots et on y fume plus souvent du cannabis (en vente libre dans les coffee-shops) que du tabac. Quant au sexe, il y est partout exalté, depuis le simple gadget jusqu’aux musées de l’érotisme qui ont pignon sur rue, sans oublier non plus les nombreuses boites à strip-tease. Naguère quartier réservé, avec ses filles en bikini se trémoussant derrière des portes vitrées, le fameux Red Light District est inscrit au nombre des curiosités touristiques de la ville ; et l’on y croise bien plus de touristes en rangs serrés que de solitaires en goguette. C’est aussi dans ce dédale de rues étroites que l’on peut régulièrement assister à des défilés de travestis aussi bruyants que colorés. Lesquels finissent toujours par déboucher sur la berge d’un canal. La fête se poursuit dans les immeubles avoisinants avec leurs fenêtres grandes ouvertes où l’on peut voir des garçons rire, chanter, boire et flirter. A pied ou à cheval, les policiers qui patrouillent ici n’ont pas vocation à réprimer ces manifestations de liesse mais simplement à prévenir les rixes qui peuvent en découler. Mandeville le savait bien : les vices privés font la prospérité publique.
Ce sens de la fête et cette tolérance, rares sinon uniques dans l’Europe moderne, ne sont pas circonscrits à ce quartier haut en couleur, mais se diffusent aussi dans le reste de la ville. Un coup d’œil sur Damrak, la place centrale juste en face du palais royal, suffit pour juger de son effervescence, avec ses nombreux musiciens et saltimbanques qui prennent volontiers la pose pour les touristes. Quelque soit le temps – et il est souvent changeant – les visages sont sereins, voire franchement souriants, ici. La présence de la jeunesse y est extrêmement sensible. C’est, avec la diversité raciale, une particularité d’Amsterdam, un facteur aussi de son dynamisme. Du reste, cette jeunesse-là n’est pas belliqueuse mais débonnaire, avec ses propres rituels : comme ces enterrements de vie de jeune fille qui drainent dans les rues des bataillons de beautés blondes et délurées.
Est-ce l’élément eau qui tempère cette exubérance naturellement placée sous le signe du feu ? L’eau est omniprésente à Amsterdam. Où que l’on aille dans la ville, on finit toujours par rencontrer un pont, une arche, un canal. Comme à Venise, comme à Copenhague, elle est la limite de toutes les déambulations, de tous les trajets à pied, en vélo ou en tramway. Leur complément, aussi, avec les innombrables navettes fluviales qui sont proposées aux touristes. Pour comprendre le devenir architectural de cette cité, pour apprécier ces immeubles qui semblent tanguer sur leurs bases, il faut les avoir empruntées au moins une fois. L’eau est non seulement garante de transport et de commerce mais aussi d’habitat. Ici, bon nombre de péniches ne sont jamais désamarrées de leurs quais, résidences principales pour les exclus des grandes bâtisses bourgeoises, même si elles bénéficient aujourd’hui du même confort, même si elles supportent les mêmes taxes. Et il est significatif que Renzo Piano ait donné la forme d’une proue de paquebot à son Nemo, le grand musée des sciences qui trône dans le port d’Amsterdam, d’ailleurs à proximité de la Bibliothèque Nationale et du conservatoire de musique. L’eau, c’est aussi celle, plus croupissante, du vaste bassin sinueux qui irrigue le Vondelpark, le plus grand espace vert de la ville, dans le quartier chic de Leidsplein. Là, dès que reviennent les beaux jours, une jeunesse indolente colonise ses berges et ses pelouses, offrant sa peau claire au soleil, grappes d’humanité rêvant peut-être à un nouveau paradis, héritières des grandes célébrations hippies des années 70. Une ambiance que l’on retrouve, non loin de là, dans le parc (d’un vert irradiant) qui sépare le Rijskemuseum du musée Van Gogh, rendez-vous dominical des familles, délassement obligé de tous ceux qui ne veulent pas ignorer les trésors de la peinture flamande. Quitte à supporter d’interminables files d’attente et des horaires de visite écourtés.
Oui, la vie, pour être relativement chère, n’en est pas moins douce à Amsterdam. Elle témoigne, en tous les cas, de la vitalité résultant du mélange des styles et des cultures. Fidèle en cela à sa vocation séculaire d’accueil et d’assimilation. Chacun ici retrouvera, au fil des heures et des jours, les différentes émotions qui composent la trame de l’aventure humaine. Que peut-on demander de plus à une ville ?
A propos de l’auteur
Jacques Luchesi est né en 1958. Journaliste, critique d’art, conférencier. Un maître mot: l’exploration. Une trentaine de titres publiés à ce jour (poèmes, nouvelles, essais). Anime les éditions associatives du Port d’Attache pour publier de petits livres sans concession sur le monde.
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